Crise des opiacés au Vermont

Un sachet d’héroïne dans la poche

Montpelier, Vermont

 — L’homme accoudé au bar regarde l’heure sur son téléphone portable, faisant apparaître le visage de son fils en fond d’écran.

L’homme ne pense pas à sa famille. Il pense à ce qu’il a dans sa poche : un sachet d’héroïne.

Il doit prendre une décision. Le sachet contient juste assez d’héroïne pour une ligne. S’il la renifle trop tôt, le buzz finira avant la soirée. Trop tard, et il aura la tête explosée, seul, un mardi soir, dans un bar en train de se vider.

Cinq minutes avant 19 h, l’homme sort dans la nuit froide de Montpelier, la capitale du Vermont, et marche dans la neige jusqu’à sa voiture, une vieille Volvo 850 blanche garée derrière le bar.

À 19 h 03, l’héroïne alignée sur le manuel du propriétaire de la Volvo disparaît à travers un billet de 5 $ roulé. « C’est du stock vraiment pur », dit-il.

L’homme revient au chaud dans le bar et commence une partie de billard avec des amis. Il s’appelle Alex, il a 31 ans, et il est dépendant des opiacés depuis qu’il a fait une vrille lors d’un entraînement de saut à ski, a mal atterri et s’est cassé le dos, il y a plusieurs années.

« Des gens avec qui je m’entraînais sont allés aux Olympiques, laisse-t-il tomber avec un sourire fatigué, en regardant le mur devant lui. Moi, ça ne s’est pas passé comme ça. Aujourd’hui, je sniffe cette saloperie. »

L’héroïne qu’il vient de prendre est tellement forte qu’il se rend aux toilettes pour vomir. Puis il reprend sa partie, comme si de rien n'était.

Au Vermont, où l’héroïne et d’autres opiacés sont de plus en plus populaires, les histoires comme celles d’Alex ne surprennent plus personne.

Depuis 14 ans, le nombre de personnes en traitement pour la dépendance aux opiacés est en hausse de 770 % dans l’État. En 2013, le nombre de revendeurs reconnus coupables de vente d’héroïne est cinq fois plus important qu’il ne l’était en 2010.

Dix-sept personnes sont mortes d’une surdose d’héroïne dans les 11 premiers mois de 2013 au Vermont, soit près du double du nombre enregistré en 2012.

Le département de la Santé et des Services sociaux, à Washington, place le Vermont au premier rang aux États-Unis pour l’abus des opiacés et des drogues illicites autres que la marijuana chez les 18-25 ans.

Le Vermont n’est bien sûr pas le seul endroit où l’héroïne et les opiacés frappent. La différence, c’est qu’ici, le problème est abordé de front, comme nulle part ailleurs.

Même le gouverneur s’y met.

« Chaque semaine, plus de 2 millions de dollars en héroïne et autres opiacés sont vendus au Vermont, a dit le gouverneur Peter Shumlin dans son discours annuel aux élus, début janvier, qu’il a consacré presque exclusivement à parler de cet enjeu, du jamais vu. Dans chaque coin de notre État, la dépendance à l’héroïne et aux opiacés nous menace. »

Écraser des pilules antidouleur

Le Dr Fred Holmes, pédiatre de St. Albans, a commencé à s’intéresser au problème il y a huit ans, quand un adolescent qu’il suivait depuis la naissance lui a confié être dépendant aux opiacés.

« Je ne savais pas quoi faire, explique le Dr Holmes. À l’époque, j’étais très naïf. Je ne soupçonnais pas l’ampleur du problème. »

Les jeunes consommateurs abusent des opiacés pour la première fois vers l’âge de 12-13 ans en moyenne, dit-il. L’âge moyen des gens accros est de 15 ans, et l’âge moyen de ceux qui suivent un traitement est de 19 ans.

Le plus souvent, les jeunes reniflent des pilules antidouleur écrasées. Quand les pilules sont trop difficiles à obtenir, ils achètent plutôt de l’héroïne.

« Cela donne un buzz très puissant. Au début, les jeunes pensent qu’ils maîtrisent la situation. Le jour où ils veulent arrêter, ils réalisent que ce n’est pas possible. Leur corps ne peut plus s’en passer. »

Le Dr Holmes prescrit de la méthadone, qui supprime les symptômes associés au sevrage d’opiacés. Depuis 2008, il a traité plus de 150 jeunes accros.

« Quand on a lancé le programme, c’est comme si on avait débouché une bouteille. Nous avons eu plus de 3000 appels durant les trois premières années. Nos ressources ne nous permettaient pas de voir tout le monde. »

Tyrie Brown, 31 ans, résidant de Hardwick, près de Montpelier, dit être devenu accro à l’héroïne après avoir laissé des amis se piquer dans son appartement. Au début, il les chassait, mais peu à peu, il a toléré la pratique, jusqu’au jour où il l’a essayée.

« Mes confrères de travail ne le savaient pas, bien des amis ne le savaient pas, confie-t-il. J’étais parfaitement fonctionnel. Tout le monde a en tête le cliché des junkies, avec des traces de piqûres sur les bras, le regard vide, qui volent les gens. Moi, ce n’était pas comme ça. »

Tyrie n’a pas consommé depuis quatre ans et participe aux rencontres des Narcotiques anonymes de sa ville tous les jours. « Souvent, j’y vais deux fois par jour. »

En 2013, l’épidémie d’héroïne et d’opiacés au Vermont a fait l’objet d’un documentaire intitulé The Hungry Heart. La réalisatrice, Bess O’Brien, dit avoir été atterrée par l’ampleur de la crise.

« Quand on pense aux drogues dures, on pense au Bronx, aux grandes villes, explique-t-elle en entrevue dans un café de Montpelier. Mais en région, le problème est plus pernicieux. Pour les jeunes, il n’y a souvent pas de cinéma, pas de centre de loisirs. Quand vous n’avez pas de voiture, les soirées sont longues. »

Cette année, les élus du Vermont ont débloqué des fonds pour que son documentaire soit présenté dans chaque école secondaire de l’État.

Difficulté de trouver des traitements

Avec un déficit prévu de 70 millions cette année, le Vermont n’a pas une grande marge de manœuvre pour renforcer son réseau de traitement.

Depuis 2008, l’État a financé 11 centres de traitement des dépendances aux drogues. Le gouverneur a dit qu’il comptait consacrer 10 millions en budget additionnel pour le traitement de l’abus des drogues.

Actuellement, plus de 600 Vermontais sont sur les listes d’attente pour suivre un traitement pour dépendance aux opiacés, explique le Dr Holmes, qui a pris sa retraite l’an dernier.

« Nous ne traitons qu’une petite partie des gens qui en auraient besoin, et nos ressources sont déjà débordées. »

Parmi ceux et celles qui s’en sortent se trouve Katie Tanner. Âgée de 27 ans, la jeune femme a de la chance d’être toujours en vie.

En 2007, elle a fait une surdose de pilules antidouleur dans la maison de son ami, et a cessé de respirer pendant 27 minutes avant d’être ramenée à la vie par le personnel médical.

« Quand je suis sortie du coma, deux semaines plus tard, je ne me souvenais plus de mon nom ni du nom des membres de ma famille, explique-t-elle. Ma mère m’a montré des photos pour que j’apprenne le nom de mes neveux et cousins. »

La surdose et le manque d’oxygène ont affecté son cerveau. Aujourd’hui, Katie a des difficultés d’élocution. Quand on lui demande ce qu’elle pense des jeunes qui essaient des opiacés pour la première fois, elle n’a aucun mal à donner son avis.

« Vous vous croyez invincibles, dit-elle, mais ce n’est pas vrai. Ça peut vous arriver. J’ai appris que toute chose a ses conséquences. »

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